RENCONTRE AVEC EUGÉNIE TROCHU.
PAR CAMERON FILIPE
Il est dix-sept heures. La fin de journée est pluvieuse, comme toujours au mois de novembre. J'allume mon ordinateur et j'ouvre Zoom, les mains un peu moites, le sourire déjà sur les lèvres. Et pour cause. Dans quelques minutes, je serai en train d'interviewer Eugénie Trochu, la nouvelle directrice du contenu éditorial de Vogue France. Diplômée de la Sorbonne en journalisme et littérature, c'est elle qui gère à présent les opérations, la stratégie et la vision éditoriale dans toute sa globalité du magazine, dix ans après son premier stage, chez Vogue US à Paris.
Nerveuse, j'ai encore du mal à y croire : pourquoi une femme aussi sollicitée et occupée qu'Eugénie accepterait-elle d'accorder une interview à quelqu'un comme moi, une étudiante avec des rêves plein la tête mais qui n'a ni diplôme ni reconnaissance pour le moment ?
Pourtant, aussitôt que notre conversation démarre, tout mon stress et mes interrogations s'évanouissent. Eugénie apparaît sur l'écran de mon ordinateur, vêtue de rouge, et elle m'offre un sourire chaleureux alors que je reconnais derrière elle son bureau dans les locaux de Condé Nast, un poil « en bordel » comme elle le dira plus tard en riant. Elle me met tout de suite à l'aise, et j'ai presque l'impression d'être en FaceTime avec une amie. Je la remercie encore de prendre du temps de sa journée pour moi, puis je lui pose ma première question, un stylo dans la main.

"J'étais très acharnée et rigoureuse, et surtout, je n'avais pas du tout peur de travailler."
Après dix ans de carrière chez Vogue, Eugénie est maintenant capable de prendre du recul sur le parcours qu'elle a effectué, et qui l'a menée au poste le plus haut placé du magazine à seulement 32 ans. Quand je lui demande quelles qualités lui ont permis d'en arriver là, elle entrouvre la bouche et laisse couler cinq secondes d'hésitation, avant d'ajouter que c'est toujours très compliqué de citer ses qualités. Ce sont nos défauts qui nous viennent en premier. « J'étais très acharnée et rigoureuse, et surtout, je n'avais pas du tout peur de travailler. Ce n'est pas seulement ça, mais je pense qu'il y a cette force de travail là qui a certainement été un atout », finit-elle par expliquer. « Et ensuite, je dirais ma spontanéité, qui est un peu mon arme dans ce milieu. Je pense que c'était aussi une demande, pas seulement de la planète mode mais aussi de l'extérieur : les gens avaient envie de voir quelqu'un de plus accessible et de plus spontané ». À ces mots, je me sens obligée d'acquiescer, parce que je n'ai moi-même jamais rencontré quelqu'un d'aussi accessible dans ce milieu, alors qu'on pourrait penser l'inverse au vu de son parcours et de son statut. Elle m'explique alors que selon elle, c'est tout à fait normal : elle a aussi été étudiante un jour, et elle aime pouvoir aider les personnes responsables et bienveillantes quand elle le peut.
Être à la tête d'un des magazines les plus importants du monde, aussi jeune, cela doit sûrement représenter une énorme pression. Comment arrive-t-elle à la gérer, sans qu'elle n'impacte sa santé mentale et sa vie personnelle ? Eugénie pense que n'importe quelle personne qui aurait été désignée à ce poste aurait ressenti cette pression, peu importe son âge. Mais il est vrai que la pression est double pour elle, parce qu'on la connaissait dans l'industrie de la mode, mais qu'on ne le connaissait pas encore à l'extérieur, alors, « c'est qui cette inconnue » qui prend la tête d'un média comme Vogue ? Pour autant, la jeune femme arrive à supporter la pression. Elle l'explique tout d'abord grâce aux personnes avec qui elle travaille qui sont exceptionnelles, ce qui lui permet de déléguer beaucoup de travail. C'est quelque chose qu'elle a appris au cours de ces dernières années : il ne faut pas vouloir faire tout tout(e) seul(e), il est important de s'entourer d'une équipe et de lui faire entièrement confiance. Quand on essaie de tout gérer seul(e), ce qu'Eugénie avait tendance à faire au départ, on finit par s'épuiser et par ne plus avoir de vie du tout. D'autre part, elle explique réussir à gérer la pression ainsi : « Le fait d'avoir été pendant dix ans au sein de la rédaction, ça me permet de connaître les rouages et la manière de fonctionner du magazine, les gens, le milieu... Je peux prendre tout ce qu'il y a de meilleur chez lui [le magazine] et essayer de l'adapter au maximum à son époque. Quand je vois le retour des gens sur ce qu'on a fait, la pression, bon... » Elle marque une pause, rit un peu. « Elle est toujours là, mais quand tu as des bons retours et qu'on te dit que c'est cool, tu te dis je peux souffler un peu, ça marche ».
"On veut montrer différents types de femmes, de beauté, de formes, de couleurs de peau, de genre... Parler à tous, mais en restant premium."
En effet, en renommant Vogue Paris en Vogue France, Eugénie n'a pas voulu changer le titre, mais simplement l'adapter à son époque. « Je veux reprendre tout ce qui fait l'excellence de Vogue, cette bible de mode, cet endroit où tu t'inspires, où tu rêves, mais en l'adaptant avec des personnes plus diverses. C'est important de parler à tout le monde, c'est de l'ouverture. On essaye de créer cette image d'excellence et de beauté et de rêve avec des gens qui sont plus accessibles : ce ne sont plus forcément des mannequins que les gens ne connaissent pas, ou quelqu'un de très pointu comme une Jane Birkin qu'on connaît très bien mais qui est presque aujourd'hui un cliché », explique-t-elle avec plein de passion dans les yeux. « L'idée, c'est vraiment d'utiliser ce qu'il y a aujourd'hui dans le monde et en France pour créer du contenu, et aussi redéfinir les contours de la femme française, parce qu'elle n'existe plus, cette femme qui porte son slim, sa marinière et son petit béret. On veut montrer différents types de femmes, de beauté, de formes, de couleurs de peau, de genre... Parler à tous, mais en restant premium ». Dans le premier numéro de Vogue France, on trouve par exemple des photos de mode iconiques, mais qui sont faites en Normandie, avec des vaches et des poussins. Cette idée découle d'une première réunion avec les équipes, au cours de laquelle elles se sont interrogées sur le thème pour ce numéro de septembre. C'est toujours comme ça que cela se déroule, pour la création du magazine : on pose les bases, on se questionne sur ce dont on a envie de parler ce mois-ci, puis on réfléchit aux tendances, à la couverture, on élabore un discours et on crée une histoire. Ensuite, la production se met en place, les rédacteurs s'échangent leurs idées pour les articles, tout en respectant la place disponible dans le magazine. Là, Eugénie sort un « chemin de fer » de son bureau pour me le montrer : c'est en fait une vue d'ensemble sur la pagination du numéro, afin de connaître exactement la place disponible pour chaque rubrique en fonction des pages de publicité.
"Avant, dans les magazines, on voyait souvent le mannequin ou la célébrité en couverture, mais on ne l'entendait pas, à l'intérieur. Mais ce ne sont pas des porte-manteaux."
Avoir une approche désormais plus féministe pour le magazine : c'est l'état d'esprit d'Eugénie. Elle explique : « Il faut que la fille qui se trouve en couverture parle. Avant, dans les magazines, on voyait souvent le mannequin ou la célébrité en couverture, mais on ne l'entendait pas, à l'intérieur. Mais ce ne sont pas des porte-manteaux. Elles ont des choses à dire ». Eugénie marque une pause. « Et si elles n'ont pas de choses à dire, on ne travaille pas forcément avec elles ».

Mais que fait la jeune femme exactement, au quotidien ? C'est vrai que le nouveau terme de head of editorial content est assez flou, et très large. Eugénie elle-même trouve compliqué de l'expliquer, parce qu'elle fait beaucoup de choses complètement différentes dans son métier. Elle réussit à le résumer de cette manière : « Je suis responsable des contenus éditoriaux du Vogue France. En fait, c'est créer et superviser Vogue France, mais ce n'est pas seulement le magazine : c'est aussi les réseaux sociaux, le site internet, YouTube, Pinterest... C'est vraiment créer une ligne éditoriale sur toutes les plateformes du magazine, mais aussi élaborer une stratégie pour générer des revenus afin de faire marcher l'entreprise, donc en lien avec la publicité, les marques annonceurs, le e-commerce... Moi, je suis en charge du pôle contenu, mais j'ai des liens très poussés avec tous ces autres pôles ». Elle essaie ensuite de me raconter une journée type, même si toutes ses journées sont différentes. Elle commence par rire, l'air coupable en disant que ça lui arrive parfois de se lever vers neuf heures et qu'elle doit alors courir à la douche. Mais globalement, Eugénie démarre toujours son travail entre huit heures et demie et neuf heures : elle consulte d'abord ses mails, puis fait une revue de presse de tout ce qu'il s'est passé la veille, en terme de mode mais aussi d'actualité globale. Ensuite, elle effectue une conférence de rédaction avec ses équipes pour décider des sujets traités sur le site le jour même, et comment les décliner sur les réseaux sociaux. Puis vient le moment d'écrire, même si Eugénie n'écrit plus du tout autant qu'avant pour le magazine, parce qu'elle n'en a plus le temps ; « plus tu montes, moins tu écris, malheureusement. C'est un peu dommage, ça », déplore-t-elle. À la place, elle répond à de nombreux mails, aux marques, aux journalistes... Chaque jour, Eugénie rencontre énormément de personnes, notamment lors de déjeuners qui tournent toujours autour du travail. Elle me liste son planning surchargé de la semaine prochaine, rythmé par de multiples réunions et dîners : elle constate que sa seule soirée encore libre, c'est le vendredi, et elle plaisante en espérant que rien ne s'y ajoute d'ici là. « Voilà, c'est mes journées type à peu près, mais ça peut changer. Parfois tu te dis que la journée va se passer comme ça, et en fait pas du tout, un truc arrive et tout est bouleversé », finit-elle par dire, la voix enjouée. « C'est ça qui est assez excitant, c'est que tu n'as pas vraiment de journée type, ça change tout le temps ».
Ce qui est nouveau dans son travail quotidien, ce sont ses nombreux « meetings avec l'international », car la rédaction est aujourd'hui européenne. En effet, Eugénie s'assure de garder un contenu local et une identité française, mais tous les Vogue se nourrissent des idées des uns et des autres et travaillent ensemble. Quand je lui demande, le ton léger, ce que ça fait de travailler avec Anna Wintour, Eugénie répond en riant un peu : « C'est la présidente de la mode, donc bien sûr que j'étais impressionnée au début, parce qu'elle est inaccessible. Mes premières réunions avec elle, c'était bizarre, tu es en zoom et Anna Wintour est là, c'est assez impressionnant. Mais maintenant, je la vois plutôt comme une cheffe plutôt que comme Anna Wintour. C'est un mentor, elle me donne des conseils, elle me reprend quand je fais des conneries. Elle est vraiment sympa, supportive, et étonnament, elle est super drôle ».
"Je pense que c'est grâce à la rue que je me suis rendue compte qu'il fallait qu'on bouge les choses et qu'on change. Ce qu'on créait, ça ne reflétait pas forcément ce que je voyais dehors."
Il est dix-sept heures trente ; cela fait déjà plus de vingt minutes que j'échange avec Eugénie, et pourtant, j'ai l'impression que notre conversation vient de débuter. Il est passionnant de l'écouter m'expliquer certaines choses sur le magazine avec une conviction folle, raconter quelques anecdotes amusantes, ou encore parler de ses inspirations, les yeux brillants. De manière générale, rien ne l'inspire plus que les créateurs, ces génies tantôt adulés, tantôt incompris, mais toujours passionnés. Eugénie utilise la métaphore du jardinage : ce qu'ils font, c'est le terreau du monde de la mode. Ils donnent les graines, et les journalistes se contentent d'arroser. « Ce sont eux qui créent les tendances, ce sont eux qui font les vêtements... L'inspiration vient avant tout du podium », dit-elle. Par exemple, le retour des années soixante dans le dernier défilé Dior pensé par Maria Grazia Chiuri lui a donné envie d'imaginer des numéros où l'on trouve beaucoup de court, ou même de créer une tendance années soixante sur le site web. Elle ajoute ensuite : « C'est peut-être banal de dire ça, mais l'inspiration vient aussi énormément de la rue. C'est fou, la façon dont les gens s'habillent, et c'est pour ça que j'adore regarder des comptes Instagram de streetstyle. Ça donne beaucoup d'idées, et c'est social, aussi. Moi, je pense que c'est grâce à la rue que je me suis rendue compte qu'il fallait qu'on bouge les choses et qu'on change. Ce qu'on créait, ça ne reflétait pas forcément ce que je voyais dehors ».
Pourtant, lorsqu'Eugénie est arrivée chez Vogue il y a dix ans, le streetstyle n'était pas encore mis à l'honneur sur les réseaux sociaux. Le seul réseau performant avec lequel elle travaillait, c'était Facebook, qui était un levier d'audience incroyable et qui, presque étonnament, l'est toujours. Mais c'est aussi Eugénie qui a lancé le compte Instagram de Vogue Paris, période à laquelle elle a véritablement constaté l'importance que prenait les réseaux sociaux : « Ça a tout de suite bien marché, il y a eu beaucoup de résonance, beaucoup de trafic, beaucoup d'engagement. Aujourd'hui, on a 8 millions de followers, on est le deuxième Vogue le plus suivi après le Vogue américain, même devant le Vogue UK ». Ses lèvres s'étirent en un léger sourire ; évidemment, c'est une petite fierté. « On a tout de suite compris l'ampleur des réseaux et du digital. Au début, on ne voulait pas nous inviter aux défilés, maintenant... Maintenant, on est au premier rang ». Elle explique aussi qu'avant, chez Vogue, les rédacteurs ne pouvaient pas vraiment donner leur avis, le pronom je n'était d'ailleurs jamais utilisé. C'est pourquoi elle a su voir en Instagram une plateforme pour s'exprimer. « Ça fait aussi partie de la nouvelle ligne éditoriale », continue-t-elle. « Je veux que les gens parlent à la première personne, qu'ils donnent leur avis, je veux qu'il y ait des photos des rédacteurs. Je veux vraiment qu'on commence à les connaître, avec des rubriques comme Les livres que la rédaction aime lire. C'est une forme de prise de pouvoir de la rédaction ».
Je termine par poser une question à Eugénie peut-être un peu plus personnelle, en faisant référence à l'un de mes films préférés : Le diable s'habille en Prada, évidemment. Comment a-t-elle su gérer les difficultés du début, en tant que nouvelle stagiaire chez Vogue ? Comment aller au-delà du sentiment d'infériorité que l'on peut ressentir face à des gens expérimentés, souvent un peu hautains, qui connaissent déjà tout au monde de la mode ? « Ça, on le trouve dans tous les milieux, mais particulièrement dans la mode, c'est vrai. Parce qu'une fille qui va te regarder de haut, elle va être à l'entrée d'un défilé, elle ne va pas vouloir te faire entrer, elle va avoir un maquillage incroyable et une tenue sublime, donc oui en effet, tu vas te sentir... ». Elle laisse sa phrase en suspens, mais je comprends bien sûr ce qu'elle a voulu dire. « Je pense que les choses changent aujourd'hui. Je pense que la façon dont les stagiaires sont traités par rapport il y a dix ans n'a plus rien à voir, dans tous les médias et dans toutes les maisons. Mais de toute manière, il faut être capable de prendre sur soi. Il faut être présent mais être low profile, et bien travailler. Je pense que c'est comme ça que tu te fais apprécier ». Presque tous les membres de l'équipe de Vogue France ont commencé en tant que stagiaires, et c'est comme ça qu'Eugénie voit la mode : accessible. Selon elle, une personne qui réussit ne devrait jamais oublier d'où elle vient ; c'est pourquoi sa famille et ses amis n'hésitent pas à le lui faire remarquer quand elle s'éloigne de ses valeurs.
L'interview est finie. Je souffle un coup, pose mon stylo, comblée par ces réponses passionnées et par cet échange bienveillant du début à la fin. Il ne manque plus qu'une dernière petite chose avant de raccrocher. Je demande à Eugénie si elle est d'accord pour prendre une photo. Là, elle hoche la tête, avant de dire, de sa nature toujours simple et spontanée : « Oh, attends, il faut que je me tienne droite alors ».
Et c'est ainsi que les quarante minutes les plus enrichissantes de ma très jeune carrière s'achèvent.